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Pourquoi les poules ne volent-elles pas ? La... Pourquoi les poules ne volent-elles pas ? La...

jeudi 1er janvier 2015 par Sébastien Blanc

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Pourquoi les poules ne volent-elles pas ?

La poule est un étrange animal, d’emblée amphibologique. C’est un volatile qui ne vole pas, une sorte de contresens naturel ou bien un animal qui se serait soustrait à son essence, qui aurait choisi un beau matin de ne pas actualiser son être en puissance. Laissez une fenêtre ouverte par exemple, il n’est pas sûr que l’instinct de liberté l’emporte sur celui de la grégarité terrienne. L’attraction du sol est toujours plus forte. Nous lui sommes sans doute un peu reconnaissant de partager notre sort d’animal bipède sans plumes. La poule n’a pas – c’est bien connu puisqu’elle reste sans voix devant un couteau – d’existence à déployer ou d’être à revendiquer. Elle occupe pourtant son pré carré de façon têtue et définitive. Elle s’achève en incises rouges – une forme de blessure qui serait sa tête - et en plumes - ouate indécise et sans contours. La tête cramoisie et saccadée tente de faire oublier le roulement maladroit des plumes collées à un corps absent. Dans la poule, le bec et la crête s’efforcent de conjurer l’arrière-plan d’une existence vaporeuse. Dans le tableau, le visible aspire à l’existence, il rêve de crever la surface par une incise qui le hisserait enfin au-delà de son statut de simulacre. Alors dans un tableau de poule évidemment, il en va doublement de quelque chose qui reste en retrait, en dedans, dans la profondeur du visible et des plumes, et d’une forme désespérée de crever la « peau des choses » par déchirure chromatique du réel.
J’ai donc commencé par le petit tableau suspendu à droite sur le mur pour arriver au grand tableau qui le contient, mais qui n’en est aussi que le prolongement ou la répétition. Car, par quelque bout qu’on le prenne, on ne trouve dans le tableau général, dans le tableau qui s’appelle Une femme à sa fenêtre, que la reprise d’un thème déjà inauguré dans l’existence tiraillée de la poule ou du tableau, du tableau-poule amphibologique, de leur tension ontologique. Il y aura des effets d’échelle, d’amplification ou de variation, mais rien qui ne nous arrachera à l’ambiguïté fondamentale de la poule. Je veux bien continuer, mais je risque fort de toujours dire la même chose.
(Re)commençons. Au dehors, l’automne finissant accroche aux arbres sombres les derniers éclats de lumières, l’ultime scintillement d’un paysage aspiré par une bouche sombre. L’intérieur redouble en négatif le dehors : les murs blanchâtres reprennent en contrepoint les ombres indécises du sous-bois et la blondeur irréelle de la femme répond à l’incendie des dernières feuilles. La tête elle-même est montée sur un corps androgyne, une masse sombre et ténébreuse qui se termine dans un éclair orangé. Dedans, dehors, c’est donc la même histoire : il y a des aplats d’indécision surmontés de griffures flamboyantes et rien qui ne les relie véritablement. Une forme de disjonction du visible.
A l’articulation des deux plans, une fenêtre aux deux vantaux ouverts, déplie les deux significations du mot écran – surface de projection ou filtre. Le verre à gauche est un écran qui réfléchit la scène, la rejoue une deuxième fois. Ce n’est rien d’autre qu’un miroir, une fonction de miroir. Ce n’est pas le miroir ironique des Ménines ou celui de la peinture flamande qui donnent à voir l’excès invisible du visible ou son envers. Ici, le miroir-écran ne recèle rien d’autre que nous ne puissions voir. A droite le verre est aussi un écran, mais en un tout autre sens : c’est un filtre, un prisme au travers duquel passe le regard. Par réflexion ou diffraction, les deux vantaux de la fenêtre-écran nous donnent à voir le paysage au dehors et voudraient attester, par redoublement ou transparence, de la réalité du réel. Visions latérales ou périphériques, elles sont là pour accréditer le centre, reconduire au lieu même de la chose en soi, telle qu’elle s’offre, plein cadre, fenêtre ouverte, telle qu’elle se donne à voir pour les yeux de cette femme qu’on devine en traversant son crâne. Nous la voyons voir (et c’est une troisième attestation du réel), et son regard va incontestablement aux choses-mêmes. Mais, comme il arrive parfois, l’accumulation des preuves fragilise le fait qu’elles étayent.
Il faut que je vous fasse part de mes doutes. Il y a d’abord l’inclination de la tête et je ne suis plus aussi sûr que cette femme regarde dehors plutôt que le tableau des poules. Elle aussi donc, ne quitte pas les poules des yeux, y revient sans cesse. Si elle regarde le tableau, alors elle vise une représentation et non pas le réel. Ou bien alors, mon hésitation suit son mouvement : elle regarde, tour à tour, les poules et le paysage, comme on regarde l’original et la copie. Certes, il faut sans doute avoir comme elle un œil platonicien pour voir que la poule-tableau (la poule révélée par la peinture ou la peinture révélée par la poule) n’est rien d’autre que l’eidos du réel.
Il y autre chose qui tient à l’invisibilité de ses bras. Il est probable que sa main droite ou sa main gauche actionnent le montant de la fenêtre, qui s’ouvre ou se ferme, on ne saurait dire. Dès lors aussi, le ventail gauche est à lui seul, tour à tour, un écran-filtre ou un écran-miroir. L’angle dans lequel le peintre a choisi de l’arrêter est, pour le moins, ambigu : il pourrait à la fois refléter le tableau des poules (n’y a-t-il pas des éclats blancs qui y miroitent inexplicablement ?) ou laisser paraître le dehors. Sur le verre, je suis prêt de croire que se forme une image fantomale et composite, un mixte du dedans et du dehors, une chimère de poule-paysage. Et le net infléchissement du cadre qui se voûte dans sa partie supérieure ne m’aide guère à décider du sens et de la fonction de la vitre.
Je m’étonne enfin de ce corps obstinément opaque auquel les autres toiles ne m’avaient pas habitué. Presque partout ailleurs, les corps filtrent la lumière, la prolongent, ils en sont comme l’émanation, à moins que ce ne soit l’inverse. Ici, le corps est un obturateur, un écran total. Si seulement il pouvait s’entrouvrir, ne fut-ce qu’un instant, nos yeux alors toucheraient le réel en sa complétude. Mais le corps est en position fermée, et nous dérobe le point précis où la réalité pourrait enfin s’attester. Il est le punctum caecum de notre œil, le recel et la lacune du visible.
Mais tout cela couvait déjà chez les poules.

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les poules

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