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Ecrire selon la méthode de Tabucchi.
dimanche 13 novembre 2016 par
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Dans la nouvelle « voix portées par quelque chose, impossible de dire quoi » Antonio Tabucchi, invite son personnage à écrire une histoire avec les mots des autres.
Le personnage se promène, il marche, il entend « avec mon défunt mari quand nous avons fêté nos noces d’argent » il continue sa route et il entend « il s’est fait passer pour mort afin d’éviter la honte de la faillite »
Il s’amuse, trouve qu’il a déjà de la matière en associant ces deux phrases ; il continue et il entend « je n’ai jamais réussi à te le dire mais maintenant, il faut que tu saches ». Là, il est soudain projeté dans le souvenir.
Les mots dans la tête, les mots entendus, le font basculer dans le souvenir. Il sort du jeu.
J’avais demandé aux participantes du week-end d’écriture de se rendre au préalable, dans un lieu public, d’écouter des bribes de conversations et d’en faire un texte.
Peu d’entre elles ont joué le jeu mais en voici quelques-uns.
Marie France
Marie-France fait ses courses avec Tabuchi
Après mon passage à la banque je décide d’aller jusqu’au Lidl. Le mercredi étant le jour des arrivages de plantes et de matériel pour le jardin j’espère trouver quelque chose pour finir la saison en beauté.
Comme d’habitude, des lycéens occupent les abords du magasin. Le bus scolaire ne passe qu’à dix huit heures, et c’est l’âge où l’on meurt de faim après les cours, et quoi de meilleur qu’un paquet de chips et une grande bouteille de coca à partager avec les copains, en déambulant dans les rues de Nantua. « allez, vas-y, lance toi. » Un groupe de filles entoure un jeune garçon qui tient dans ses mains un appareil qui diffuse une musique sur laquelle il essaie de placer des paroles. « Ah ! Tu es chanteur maintenant, » dis je à ce garçon que j’ai reconnu. Avec son frère jumeau, il avait fréquenté l’association sportive du collège, section athlétisme. Je me rappelle les espoirs de ces deux garçons si semblables, de gagner à la course, et mon désespoir de constater l’écart entre leur rêve et la réalité et le peu d’effet que l’entraînement avait sur eux. « Bonjour Madame, vous allez bien ? » Il se tient debout, avec sa musique, un peu timide, au milieu des filles qui l’encouragent. Et là, je comprends que ce garçon rêve sa vie. Il rêve d’être quelqu’un d’autre, avec une espérance tenace et émouvante. Mais ça je n’aurais jamais pu le lui dire.
Dans le magasin, de gros chrysanthèmes jaunes attirent mon attention. Je demande le prix à une jeune employée. « Je vais me renseigner ».Elle est petite, teint abricot, yeux noirs et sourcils bien dessinés. Elle disparaît. Je pousse mon chariot en cherchant ce qui pourrait bien y entrer. J’aperçois miss Abricot qui lève le bras dans ma direction et lance d’une voix forte
« 26 40 732 ».Je comprends que ce n’est pas le prix des chrysanthèmes. Cette information s’adresse à la caissière, derrière moi. J’admire les vendeuses de Lidl. Elles sont toujours dans le feu de l’action, passent de la mise en rayon au nettoyage, du nettoyage à la caisse, de la caisse à l’arrière du magasin, peuvent plaisanter avec un client et discuter horaires avec leurs collègues. Je les admire, mais je n’oserai jamais leur dire, elles pourraient croire que je me paie leur tête.
Marylène
"Oh ! C’est l’heure de pointe... et si on allait à Avignon."
Elle avait éclaté de rire, ne s’était pas retournée, navigant dans la foule comme un poisson dans l’eau elle avait filé vers le quai de ... mais quel quai ? Avait-t-elle vraiment envie de partir vers le sud, aujourd’hui lundi, juste après le travail, à 18h, heure de pointe ?
Je l’avais regardée s’évanouir dans la foule. J’étais resté sans voix, sur le point de rentrer chez moi sans lui dire au revoir, elle avait disparu et je ne savais que penser, la foule autour de moi faisait comme un mur entre nous, un mur ou un désert infranchissable, un océan, on appelle bien cela une marée humaine ? Seul dans ce bain de foule, j’aurais presque pu me sentir protégé par la chaleur douçâtre des corps trop proches alors que le halètement humide des bouches ouvertes ne cherchait pas à atteindre mes oreilles, le fouillis de bruits incertains me surprenait à peine, je devais faire demi tour, rentrer chez moi mais j’étais paralysé par une peur venant du dedans, elle, elle l’aurait compris si j’avais pu lui dire pourquoi j’étais venu, revenu, aujourd’hui, elle pensait le savoir, elle pensait comme tout le monde que je fuyais, que j’avais mieux à faire, que je les évitais, la honte m’habitait et c’était eux qui avaient honte d’être ce qu’ils étaient et avaient toujours été, des gens ordinaires...
Ce n’était pas si simple. Si j’avais pu choisir.... C’était trop tard. Ou plutôt si j’avais eu le courage de m’opposer ou l’envie simplement, ou si l’idée m’était venue plus tôt, j’aurais pu dire que ce n’était pas le moment, mais un moment comme celui là... J’aurais aimé lui épargner, mes hésitations, mon trouble, la misère de mes divagations, j’aurais aimé ne pas la décevoir ni lui mentir, ne pas lui demander de m’attendre, ni de vieillir. Elle avait beaucoup changé, elle était devenue une femme, elle le revendiquait avec hargne et colère, elle me reprochait ces douze années de mon absence, ce retour trop bref où elle aurait voulu m’avoir pour elle toute seule, dans ce court instant, vraiment tout à elle, juste avant mon nouveau départ qu’elle prévoyait imminent. Alors elle était partie la première pour me rendre le mal que je savais lui avoir fait pendant tout ce temps de l’attente, où seules les cartes postales envoyées à chaque anniversaire lui rappelaient que j’étais encore en vie.
Elisabeth
Les transports en commun
Depuis que j’ai pris ma retraite, je n’ai plus l’habitude de fréquenter les transports en commun tôt le matin. Or, ce mardi, j’avais un rendez-vous à neuf heures en banlieue.
Personne ne parle. Soit les passagers somnolent encore un peu, soit ils sont rivés sur leur smartphone. Certains écrivent, d’autres jouent.
Soudain, une voix : « Je sais, on ne doit pas appeler les gens avant 9 h, il est 8h50, je t’appelle quand même. » Un blanc. « Je te rappellerai ce soir ».
Le retour est plus animé. Deux jeunes filles que je n’ai pas vu s’asseoir derrière moi échangent sur leur propre colocataire : Nous sommes tellement proches que nous avons nos règles à la même date, à un jour près, elle les a un jour, je sais que j’aurai les miennes le lendemain.
Moi, c’était pareil avec ma coloc. D’ailleurs maintenant elle m’envoie un mail tous les mois, à la date. »
J’arrive au terminus. J’entends : « Tu comprends, ça ne peut pas marcher, je me pose des questions qui ne lui sont même pas venues à l’esprit. »
Cela ressemble aux problèmes que nous connaissons toutes, je pense.
A la boulangerie, une femme très élégante, tailleur très chic, maquillage léger, attend son tour. On la remarque. Tout s’effondre quand elle commande un pain au chocolat, d’une voix rauque et masculine.
Un vieux monsieur raconte d’un air coquin ses siestes. Tout le monde rit.
Je m’interroge. Est-ce moi qui entre dans leur vie ou interceptent ils la mienne ?
En continuant mon chemin, une femme d’une cinquantaine d’années, l’âge où on commence à faire des bilans, dit à une femme plus jeune, sa fille ? Sa nièce ? « Tu sais je n’ai jamais réussi à te le dire mais maintenant il faut que tu saches… » Je n’ai pas entendu la suite parce que j’ai pensé à toutes ces choses que je n’ai jamais dites et dont je devrais parler avant de m’en aller.