Le bruit d'un chat sautant sur un rocking-chair. Le bruit d’un chat sautant sur un rocking-chair.

vendredi 2 janvier 2015 par Sébastien Blanc

Le bruit d’un chat sautant sur un rocking-chair. Le bruit d’un tableau

Une femme debout devant une fenêtre. Le mouvement du corps conteste celui de la tête : les épaules se tournent sur la droite, vers le dehors, comme aspirées par le spectacle de la nature. La tête est nettement inclinée sur la gauche, comme si quelque chose avait attiré son attention – un bruit, un appel, surgi dans une pénombre bleutée qu’il faudra tirer (ou non) du mystère.
Il me semble aussi que le peintre est un peu surpris par son modèle : elle devait – du moins était-ce ce dont ils avaient convenu – occuper le premier tiers gauche du tableau. Les deux-tiers restant ouvraient sur le paysage à peine cisaillé par le meneau translucide de la fenêtre. Le meneau c’était, dans le projet initial, ce que réclamait la division de l’espace en trois parties à peu près égales. Un rythme ternaire pas trop marqué, pour nous convier à une symphonie pastorale. Le corps tout entier devait introduire au paysage et nous guider vers la quiétude des champs et le ciel pur. C’était un cadrage très classique en somme. Et puis le cadre a dû glisser très vite sur la gauche, à cause de ce bruit imprévu, de cet appel.
Voilà ce qui s’est produit : un décentrage soudain. Ce qui explique que la partie droite soit restée nette et que toute cette marge hors-champ sur la gauche conserve encore quelque chose de son invisibilité. C’est l’irruption d’un visible qui ne s’est pas encore tout à fait décillé. Le paysage, c’est ce que voit le peintre, c’est ce qu’il nous donne à voir – c’est déjà un tableau, quelque chose qui fait tableau. Et je ne trouverais pas incongru que cette fenêtre soit finalement posée sur un chevalet dont les pieds auraient ici disparu. Le paysage-depuis-la-fenêtre, le paysage-fenêtre – Alberti.
Ce qui nous est donné à voir sur la gauche, nous ne le voyons que comme la femme le voit, selon l’ouverture soudaine et encore indistincte de son champ : c’est la « germination de ce qui va avoir été compris » (Merleau-Ponty), un visible suspendu au voyant qui le découvre – l’inverse étant aussi rigoureusement vrai. Je dis visible, mais ce n’est pas le bon terme en réalité. Plus je regarde cette brume, plus j’entends distinctement un bruit. Comme le bruit d’enfants qui feraient du chahut pendant que leur mère cherche un moment de repos.
En réalité, il faut bien l’avouer, je ne distingue rien du tout, si ce n’est deux arcs qui font penser au dossier d’un fauteuil. Et j’ai la conviction que le chat vient de sauter dessus. Il n’a fait aucun bruit, comme d’habitude, mais sa présence a été trahie par l’oscillation du rocking-chair et son bruit mat sur le carrelage de la salle à manger.
Il y a une autre histoire, un palindrome de la première. Le corps n’est pas seulement un pivot qui distribue l’espace en deux parties – de droite à gauche : la forme et le mouvement, l’espace clair du dehors et l’espace vrillé du dedans. Le corps n’est pas à l’abri de sa propre équivoque : car la première lecture n’autorise pas qu’il soit cette masse nimbée de ténèbres pendant que la tête – les cheveux sagement retenus par une broche – sont le point focal de cet équilibre précaire. Dans la première lecture, c’est le corps qui devrait être l’axe immobile autour duquel la tête, appelée par le bruit, se déferait en filaments châtains. Si c’est le corps qui tourne autour de la tête, alors il faut bien aussi que l’histoire pivote autour de son axe propre, sa pliure diégétique. Le chat conduit au tableau, le mouvement à l’immobile, le décentrage se produit en suivant une translation de la toile sur la droite. Tout est à refaire.

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le bruit d’un chat


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