Fécamp - Beyrouth Fécamp - Beyrouth

mercredi 28 mai 2014 par Elisabeth

Il disait souvent : « quand je serai ambassadeur à Beyrouth ». C’était comme une légende dans son entourage : « quand tu seras ambassadeur à Beyrouth »…Comment en avait-il eu l’idée ? La mer qu’il côtoyait au quotidien ? Le soleil parce qu’il pleut beaucoup en Normandie ? Un défi parce qu’il était blond aux yeux bleus ? La calligraphie orientale parce qu’il ne maîtrisait ni l’écriture ni l’orthographe bien qu’il fût fils d’instituteurs ? Une lecture ? Une autre cause qu’il tint secrète ?
Il était déterminé et il se donna les moyens d’y parvenir : droit international, école des langues orientales, avec missions dans différents pays du Golfe.
Qu’avait elle pour qu’il la remarquât ? Fut-ce son sens de l’humour noir et grinçant comme le sien ? Le même attrait et les mêmes regards sur la politique du Moyen Orient ? Les deux certainement.
Leurs sentiments semblaient réciproques, pas d’amour mais une amitié sincère.
Ils s’étaient connus au lycée mais leurs choix universitaires les séparèrent, ils entretinrent alors une longue correspondance.
Ils échangeaient leur opinion sur les événements, la littérature, les choses de la vie. Quand il voyageait,
il lui racontait l’Orient dans son quotidien, les dessous des cartes, on était plus près de « Aden Arabie » que des « mille et une nuits ». Il était lucide, c’est tout ; sans l’amertume de Nizan,
Quand elle lisait ses lettres, elle y décryptait déjà le fatalisme ambiant : il lui citait des faits et sans qu’il eût mentionné textuellement quoi que ce soit, elle comprenait qu’un Européen ou un Occidental mettrait le feu aux poudres s’il intervenait dans les conflits latents.
Il l’informait sur ce que la presse taisait. De temps à autre, il perdait un appareil photographique à une douane.
Elle rêvait de cet ailleurs. Que faut-il dire : grâce à ? A cause de ?
A la lumière de ses récits, elle croyait qu’elle assouvirait ses engagements politico-sociaux et aussi qu’elle retournerait à Sumer.
Lorsqu’il séjournait en France, ils se rencontraient à Paris, entre Saint Michel et Saint Germain.

Quelques jours avant son départ pour l’armée, (il n’avait pas obtenu de sursis pour son troisième cycle) il crut comprendre que ces dix années d’amitié indéfectible ressemblaient à l’amour et il lui en fit part.
De toute évidence, leur relation avait surpassé toutes les amours qu’ils avaient connues, l’un et l’autre. Ils s’aimaient sûrement, inconsciemment depuis longtemps. Elle avait peur de tout perdre s’ils se trompaient. Il avait peut-être raison et elle succomba à la tentation.
Ainsi, ils s’écrivirent tous les jours pendant dix mois, de longues lettres d’amour.
Comme elle préparait son retour, l’aménagement de leur appartement, elle reçut une lettre de rupture.
Il ne le lui avait pas dit, mais lors de sa dernière permission, il avait revu son ancienne amie et c’était elle qu’il aimait.
Elle relut cent fois la lettre. C’était un cauchemar. Au matin, c’était la réalité, Il fallait se rendre à l’évidence.
L’été fut douloureux.
A l’automne, cette année là, les postiers se mirent en grève et le courrier ne fut pas distribué pendant plusieurs semaines.
Un jour de décembre, elle reçut une lettre. Elle reconnut immédiatement l’écriture pour l’avoir tant lue. La lettre qu’elle avait tant attendue Elle avait été postée début octobre, quand les grèves avaient commencé.
Il lui disait qu’il n’envisageait pas la vie sans elle.
Quand elle téléphona, ce matin de décembre, au numéro indiqué, ce fut une femme qui décrocha le combiné.
Il lui parla ensuite ; ils se donnèrent rendez-vous.
Faute de réponse de sa part, il avait conclu qu’elle ne voulait plus le revoir et s’était consolé dans les bras de l’amie délaissée une première fois. Après cette explication, ils ne se revirent pas et ne s’écrivirent plus jamais.
Les postiers mesurent-ils les incidences de leurs grèves ?
Elle avait pensé constituer un recueil de ses lettres d’Orient, c’étaient des témoignages ; des pages d’Histoire du Moyen Orient.
Tout compte fait, elle les brûla. Elle voulait effacer toute trace, surtout celle de cette amitié bafouée.
Où est-il à présent ? Ambassadeur à Beyrouth ?
Elle, elle vit en France mais elle a épousé un Berbère.



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