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le rêve d'un chat le rêve d’un chat

mercredi 31 décembre 2014 par Sébastien Blanc

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Le rêve d’un chat

Une femme à son bureau. Son bras gauche suspendu dans le vide, l’esquisse d’un geste – celui, pourquoi pas ? – de tourner une page. Sa main floutée fait penser à une photographie sans flash, où la faible vitesse d’obturation ne capture du mouvement qu’un fantôme vacillant. De ce centre indistinct rayonne des spectres de choses, dénuées de profondeur, elles aussi en somme esquissées : un rideau en voile blanc, la vibration des murs dans la pénombre, un pot au bord de l’abime et dont l’indécision contamine jusqu’au contenu : s’agit-il de fleurs (le topos du peintre) ou s’agit-il de pinceaux, de matériel à dessin ? C’est un monde sans contour fixe, sans limite assignable, un espace partes intra partes où flottent des existences inachevées, nominales.
Au premier plan, le chat pourtant contredit ce sentiment : la posture est nette, décidée, elle n’a rien d’hésitant. Peut-être son image est-elle la seule à avoir réussi à imprimer la pellicule sensible du tableau ? Sa silhouette se tient prudemment sur l’exacte surface de la toile, à l’abri de cette indétermination laiteuse qui nous semble en-deçà corrompre toutes choses. C’est un chat-cariatide qui soutient le flottement généralisé du visible, l’irrésolution des êtres. Car la table et la chaise dont les pieds s’interrompent inexplicablement ne tiennent que par la magie de son corps – légèrement distendu, un peu trop rectiligne, je le constate à présent – qui soutient l’écroulement probable de tout le mobilier. Il a tout l’air de passer, mais c’est bien le contraire qui est vrai : il résiste, comme une tâche de lumière indélébile, comme un point fixe dans l’universelle mobilité des choses qui nous interdit de les mettre au point, qui nous tient toujours à distance et nous fait désespérer de pouvoir un jour les toucher. Ce chat me touche. Je pense au petit chat noir et trapu de L’Olympia dont il est en quelque sorte l’envers. Le chat de Manet n’a rien à faire pour soutenir l’éclat visible et la nudité magnifique de sa maîtresse ; il en est, comme nous, le témoin un peu gêné. Il est un voyant par effraction là où notre chat est un visible militant.
Donc l’animal rassemble les franges éparses du visible. Il est peintre, c’est une sorte de portrait, une métaphore de l’artiste. Non, mieux : c’est une signature. Quelque chose qui n’appartient pas tout à fait au tableau, mais l’achève du dehors. Une structure de renvoi qui permet de se référer à une identité et qui, par délégation, assigne un nom aux choses. Désormais je me promets de chercher cette signature dans toutes les autres toiles que je croiserai : il faut partir du chat comme sésame ou talisman.
Quelque chose pourtant dans l’image nie obstinément la clôture. Comment la chaise pourrait-elle se trouver en contrebas du tapis-fleuve sur lequel le chat déjoue l’histoire d’Héraclite ? L’équilibre de la table était précaire, celui de la chaise est impossible. Il faut que l’image bascule pour redonner sens aux lois de la physique : il est bien évident que le chat glisse en hauteur, le long d’un muret surplombant la scène. Pourquoi m’a-t-il fallu du temps pour retrouver ce que j’appelle maintenant l’évidence ? Et pourquoi, cette évidence une fois reconnue, les choses refusent malgré tout de rentrer dans l’ordre, de recoller à leur définition de choses ?
C’est un signe ténu, mais qu’on ne peut pas oublier sitôt qu’on l’a vu : de la queue du chat irradie un bleu très spécial qui électrise la table, passe sous la chaise et réapparaît sur la ceinture de la femme avec lequel il se confond. Un nœud entre le vivant et l’inanimé, entre l’humain et l’animal. Je ne pourrais jurer que la lueur se termine dans l’iris, la pointe extrême de ce profil branché sur la lumière, mais je devine que oui, les yeux fermés. En aveugle, je continue de suivre le regard de cyclope qui fixe les lignes invisibles d’un livre ouvert : il n’y a rien à lire, comme dans ces rêves dont parle Freud où les lettres écrites fondent et disparaissent, parce qu’elles demanderaient au rêveur une concentration que son rêve exclut.
Alors je sais enfin que cette femme rêve, qu’elle rêve d’un chat ou qu’un chat rêve d’elle – ce n’est pas important.

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