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L’annonce faite à Marie.
vendredi 2 janvier 2015 par
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Parfois, en regardant un tableau, il arrive que son titre soit la première chose qui saute aux yeux. Celui-ci s’appelle donc, selon une nécessité intrinsèque que je ne fais qu’enregistrer : L’Annonce faite à Marie. Le cartel qui décline son identité ne saurait me faire douter : mon titre est celui qu’exige impérieusement le tableau, le début de son histoire. La femme attend assise sur un canapé, les mains jointes comme en prière sur ses entrailles. Je crois que ses paupières sont closes ; elle est assoupie, se repose ou rêve dans le soleil rasant d’une fin d’après-midi que tamise un rideau. L’ange debout se cristallise ou se défait dans un éther, à la lisière du visible et de l’invisible. C’est une imminence dont on ne saurait dire si elle se stabilise ou se désagrège. Impossible en effet de trancher l’indécision du temps que fixe la toile. Il se peut que l’ange disparaisse et laisse la femme méditer la nouvelle : elle s’est assise, ou plutôt laissée tombée sur le canapé, parce qu’il lui faut désormais déplier pour elle le sens de cet extravagant message. Nous arrivons trop tard. Ou bien alors l’ange apparaît, et nous voilà quelques secondes avant l’annonce qui va tout bouleverser : la quiétude de la femme au repos qui, un instant après se dresse, et sans doute aussi, un grand vent qui soulève le rideau, la lumière tonitruante qui envahit toute la pièce. Nous arrivons trop tôt. Ce tableau est au gérondif tout juste présent, un se faisant ou un se défaisant. Si l’Annonce nous reconduit à un temps immémorial, un passé mythique, il ne faut pas s’y tromper, s’en remettre à la sagesse des images : le moment de la rencontre, dans son hésitation, ouvre une brèche dans le temps éternel. Car la rencontre ne célèbre pas la simultanéité du temps mais révèle son bougé essentiel. En elle, l’attente se clôt ou se dé-clôt selon un ordre indécidable, l’éternité se temporalise, le temps des hommes supplante celui des dieux. Et la peinture ne se contente pas de répéter, après bien d’autres, une scène immuable : elle la fissure, suspend le présent et la présence, dans l’instant irrésolu.
Par la brèche alors, j’entrevois une autre histoire. Elle s’aborde selon le versant de la rencontre plutôt que selon celui de l’annonce. Il y est question aussi d’une mère et de son fils, d’un fils venu rendre visite à sa mère. Le fils, bien sûr et quelle que soit sa bonne volonté, passe toujours en coup de vent aux yeux de la mère qui l’espère, doublement statufiée par cet espoir et sa vieillesse, gangue de temps stratifié. Il apporte du dehors un peu de ce tourbillon qui l’amuse et la fatigue à la fois. Il lui semble qu’elle n’a pas changé de place depuis sa dernière visite et cette immobilité l’accuse. Le tableau noue deux formes d’inquiétude – l’affairement du fils, l’espoir de la mère. C’est un lacis de temporalités disjointes mais qui se tissent dans le miracle de la rencontre.
Mais qui saurait dire si ce nœud ne commence pas avec l’entrelacs des mains de la femme leur presque superposition, leur quasi coïncidence, la non-simultanéité de l’ici et du là, de l’avant et de l’après ? Le chiasme des mains qui cherchent à se saisir touchantes-touchées sans jamais y parvenir ne ferme pas le corps sur sa propre substance mais l’ouvre sur un dehors, enfante une autre chair. Le corps s’échappe au devant dans une image spéculaire : celle d’un corps glorieux qui l’achève dans son aura bleutée. Si l’ajointement de la chair à elle-même n’est jamais donné, si sa présence recèle toujours une forme d’absence à soi, qui s’étonnerait encore que l’attente secrète ses propres fantômes ? Ils hantent déjà le plein jour, habitent les plis de l’espace et du temps, suintent de nos peaux vibrantes, déploient des lambeaux de monde.
L’œil s’arrête encore sur le fauteuil au premier plan dont l’assise vide accueille une absence ostentatoire. Et l’esprit s’essaye à toutes les hypothèses triangulaires : le père, la mère, le fils (la trinité œdipienne), le Père, le Fils, le Saint-Esprit (la trinité sacrée), l’absence, la présence, l’imminence (la trinité du temps). Car le mystère du temps – nous le soupçonnions depuis longtemps – ne se réduit pas à la trop simple division passé-présent-futur que rien n’articule. Il y a dans le temps une cohésion par arrachement qu’on peut seulement commencer à pressentir à partir de l’expérience du désir, de la pensée ou de l’attente. Au moment où je m’approche de cette vérité, j’avise, prolongeant l’accoudoir en une manière de sculpture ou de statue, un chat dont la pose me semble toute égyptienne. Un livre savant que je parcours fébrilement confirme l’impossible coïncidence : il s’agit bien d’Isis-Bastet la déesse de la vigilance, de la protection et de la fécondité, celle qui veille sur les femmes enceintes. Le chat-statue me semble alors tout devoir réconcilier et sa garde immobile rassembler les rayons éclatés du temps. Il aimante aussitôt une image-souvenir : dans Le portrait de Dorian Gray, on voit un chat égyptien, une brève mais tenace apparition.
En réalité, c’est une image subliminale qui n’apparaît nulle part dans le texte d’Oscar Wilde mais quelques secondes sur la pellicule d’Albert Lewin. Cette presque coïncidence est aussi ce qui constitue le thème d’un court récit de Jean-Christophe Bailly, intitulé « La XVIIIème dynastie à Berlin ». L’auteur y raconte comment, en visite au musée égyptien de ce qui était alors encore Berlin-Ouest, il tombe en admiration devant un buste de Nerfertiti. Deux ans s’écoulent avec qu’il ne revienne voir les collections égyptiennes côté Est cette fois. C’est le visage d’Ankhesenpaaton, fille de Nefertiti que Jean-Christophe Bailly découvre alors. Vu la disposition des deux visages, il est certain que, par delà les âges et leur déracinement, la mère et la fille se regardent. Une troisième visite décidera finalement que non : les regards se coupent bien mais ne se croisent pas tout à fait. Il y a dans ce presque ou ce pas tout à fait l’irréductible inadéquation qui scelle toute véritable rencontre.